A chaque diff' de Cauchemar en cuisine - comme c'est le cas ce soir sur M6 - on peut facilement improviser un Bingo : le sempiternel "Mais tu m'as fait manger ça ?!?", le serveur qui ne propose pas d'eau pétillante, le cuistot qui change ses habitudes pour mener "Phiphi" en bateau, le "Ah d'habitude, on n'a aucun retour négatif sur ce plat", le truc que notre chef étoilé commande et qui, évidemment, est en rupture de stock... Notamment.
Moins drôle cependant, une autre chose fait office de constante depuis pas moins de 12 ans d'émission : l'ignorance polie, voire le mépris total, envers la santé mentale des participants. C'est à dire ? Simple : face à d'évidents cas de dépression (du côté des patrons, des chefs cuistots...) Philippe Etchebest privilégie volontiers la manière forte et n'y va pas de main morte pour réveiller son monde : il botte des fesses.
Quitte à laisser au placard la bienveillance, l'attention à l'autre, ou encore ce curieux machin qu'est l'empathie. Pour nous faire avaler la pilule, on nous submergera évidemment de séquences-émotions tire-larmes mais trop tard, le mal est fait : Cauchemar en cuisine n'en finit pas d'ignorer la vulnérabilité des individus. Pourquoi ?
On pourrait se dire que la dépression des candidats à Cauchemar en cuisine n'est pas toujours avouée - dans la mesure où il est très rare que le mot soit prononcé à l'antenne, le sujet était certainement un peu trop pesant pour une émission de divertissement. Ce qui expliquerait pourquoi la chose n'est pas très développée.
Bon, cet argument tient à peu près la route cinq minutes à peine. Sur 11 saisons, on ne compte plus le nombre d'épisodes où les participants expriment face cam leur désespoir, leur fatigue, leur envie de tout abandonner, mais surtout, expliquent être enfermés dans une spirale. Souvent, les soucis observés témoignent largement de ce qui, plus qu'une simple passivité, peut s'apparenter à l'un des signes bien connus de la dépression.
Or, quand il s'agit de communiquer avec des candidats en situation évidente de dépression, à la santé mentale déclinante, ou en situation de crise (personnelle, conjugale), le chef étoilé choisit la méthode de l'électrochoc. Coups de pression divers, gueulantes, ironie, mood passif-agressif... Feignant même de ne pas comprendre les émotions de celles et ceux à qui ils parlent : on connaît tous cette séquence d'intro où une serveuse en pleurs, crevée et paniquée, doit expliquer à Philippe Etchebest pourquoi elle "pleure déjà". La flemme.
Dans la logique du show, les larmes, la tristesse, la fragilité, sont des faiblesses : il faut les dégager le plus vite possible. Oui, Tibo in Shape "se fout de ta dépression". Mais il n'est pas seul : Cauchemar en cuisine aussi.
Anecdotique tout ça ? Pas vraiment. On parle d'enjeux de santé mentale, d'autant plus mis en lumière depuis 2020 et le confinement. Et de dépression, un fléau qui touche largement la population française - pas moins de 18 % des Français montreraient des signes d'un état dépressif. Or plutôt que de sensibiliser à ce sujet auprès de millions de téléspectateurs, l'émission phare de M6 privilégie les séquences-choc et la télé-spectacle.
Bien sûr, on pourrait dire que la vraie star du show, c'est avant tout "Phiphi", et qu'il le fait plutôt bien - le show. C'est pour cela que ses meilleures mimiques ou punchlines se sont transformées en memes viraux sur les réseaux. Le cuistot lui-même semble incarner un personnage, avec tous ses excès et son côté grande-gueule.
Déclinant le mood beaucoup (mais alors beaucoup) plus énervé de Gordon Ramsay, présentateur du Cauchemar US, le chef laisse cependant davantage de place à l'écoute, surtout dans une deuxième partie venue contrebalancer la première : Etchebest prend le temps d'échanger avec les participants, de découvrir et analyser leur histoire... Quitte à ce que l'émission devienne plus "mélo". Mais plus humaine, aussi : on respire enfin un peu. Une bienveillance que l'on retrouve volontiers d'ailleurs dans les autres émissions où intervient l'ex-rugbyman, comme Top Chef et Objectif Top Chef.
N'empêche, certains spectateurs ne cachent plus leur gêne à ce sujet pas évident. Pour eux, la dépression, c'est l'éléphant au milieu de la pièce. "Bordel Cauchemar en cuisine j'espère vraiment que vous avez des psy en coulisses. Les 3/4 des gens sont toujours en dépression/trauma. C'est pas un cuisinier qui peut gérer ça !", témoigne une twitta. Il est vrai que niveau vulnérabilité, le passif des candidats se pose-là : histoires familiales dramatiques, relations de couple à la limite de la toxicité, fausses-couches, deuils...
Sans oublier les énormes soucis financiers de la plupart des candidats, qui ne font qu'exacerber le déclin catastrophique de leur santé mentale. Sans forcément que les méthodes du chef les ménagent pour autant. Le plus souvent, le tact est autant de mise que la qualité des plats. Un autre twitto le déplore carrément d'ailleurs : "Cauchemar en cuisine permet de se rendre compte que quand on est dépression ça va bif bof surtout quand Etchebest ramène les trois équipes de rugby locales pour mettre la pression dans un restaurant de 25 couverts".
Pourtant, tout cela mérite d'être pris en considération. On se dit que "Phiphi" lui-même doit en être largement conscient. Le suicide du restaurateur Jean-Michel Rétif, au coeur de l'un des épisodes les plus émouvants de Cauchemar en cuisine, avait beaucoup touché le chef étoilé. Dans l'épisode où le défunt apparaissait, la dépression de celui-ci était évidente. En 2017, Etchebest avait réagi à l'annonce du suicide : "Que dire dans ces cas-là ?".
C'est bien là le problème. La dépression est encore un tabou, soit quelque chose que l'on ne comprend pas, soit quelque chose que l'on décide de ne pas comprendre. D'où l'incapacité à s'adresser correctement aux personnes dépressives. Un docu passionnant d'Arte mis en ligne en février dernier l'explique en détails si le sujet t'intéresse. On y apprend notamment que la dépression affectait en 2021 plus de 7 % des Européens. Des chiffres et "trigger warning" qu'on aimerait plus entendre dans notre émission culinaire préférée.