Requin-tornade, requin-alligator, requin à deux têtes, requin de sable (oui), requin-pieuvre, requin-fantôme, requin de neige (de nouveau : oui), requin-dinosaure... Depuis le mégasuccès vidéo du premier opus de la production The Asylum Sharknado, j'ai pu goûter comme bien des spectateurs avides de films "si mauvais qu'ils en deviennent bons" aux pires histoires de requins jamais concrétisées à l'écran. Ou aux meilleures, c'est selon.
Car bien après le triomphe des Dents de la Mer dans la culture populaire - je ne veux pas vous déprimer, mais le film fête ses cinquante ans l'an prochain - ce sont ces nanars volontaires direct-to-video qui sont venus redonner vie à un sous-genre du cinéma d'horreur étrangement inépuisable : le film de requins. Un super podcast français initié par l'un des experts du site Nanarland le démontre : Shark Parade. A chaque épisode, deux films de requins chroniqués. On en dénombre déjà 60, d'épisodes. Faites le calcul.
Oui mais voilà, si l'on estime à plus d'une centaine ces "shark movies", dont un curieux spécimen français (l'hyper déconcertant L'année du requin) une certaine folie manquait à nos vies, et à la mienne au passage : le film de requins parisien. Pas de requin hipster, mais un high concept : balancer un requin dans la Seine, et voir ce qui s'y passe. C'est le pitch un peu fou de Sous la Seine, à découvrir sur Netflix ce 5 juin. Plus précisément, un requin-makko (l'espèce la plus rapide : elle peut atteindre 100 km/h en pointe) se retrouve à Paname et génère de la discorde, entre politiques irresponsables, militants désirant le sauver, autorités dépassées...
Alors que le contexte de Jeux Olympiques a suscité une folie sur les réseaux sociaux du fait de promesses très médiatisées (certains dirigeants jurent désormais de nager dans la Seine, car pourquoi pas) le nouveau film de Xavier Gens arrive à point nommé - d'autant plus qu'il met en scène une fausse Valérie Pécresse qui pourrait concourir pour les César. Je m'en serais voulu de ne pas m'immerger dans ce projet inédit - car de mémoire de spectateur, on n'a jamais vu des squales envahir notre bonne vieille Seine.
J'ai donc tenté l'expérience pour vous... Et j'ai même rencontré sa star, à bord d'une péniche. Tout cela est très cohérent.
Avec son postulat savoureux, Sous la Seine m'apparaît sur le papier comme un film à visionner avec des amis et beaucoup, beaucoup de dérision : cela me renvoie aux plus drôles des prods aquatiques, du Peur Bleue de Renny Harlin (rentré dans l'Histoire pour cette scène de mort mythique) au Piranha 3D d'Alexandre Aja - autre frenchie passé par Hollywood, à l'instar de Xavier Gens, justement.
Oui mais voilà : j'avais tout faux.
Car ce qui me frappe dès les premières minutes, c'est au contraire un premier degré absolu. Oui, cette plongée en eaux troubles (hyper troubles : on parle quand même de la Seine) est ponctuée d'humour, de son dernier acte bien too much à sa fausse Maire de Paris que je vous laisse découvrir avec joie. On lui doit les répliques les plus salées de ce blockbuster jambon-beurre. Ma préférée ? "S'il y a bien des requins dans la Seine, je m'en féliciterai, ça prouverait que notre projet de dépollution a bien marché !". Clin d'oeil, clin d'oeil.
Mais c'est avant tout la tension qui prime, et une certaine intensité. Intensité physique, surtout. Qui se ressent dans les séquences mettant en scène sa star : Bérénice Bejo, l'une de nos plus grandes actrices françaises.
Bérénice Bejo, c'est une interprète capable de glisser du regard aiguisé du cinéaste iranien Asghar Farhadi (Le passé, qui lui a valu un Prix d'interprétation à Cannes) aux comédies fantasques de Michel Hazanavicius - comme le film muet The Artist, d'où elle est ressortie Césarisée. Lors d'une interview aux abords de la Seine, sur une péniche plantée dans le treizième arrondissement, l'actrice a approuvé mes dires...
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"Clairement, ce tournage est à un bon niveau dans ma carrière !", me raconte Bérénice Bejo. "Ca m'a demandé une préparation mentale, physique. J'ai passé cinq semaines dans l'eau. C'est fatiguant, on le ressent quand on rentre chez soi, le soir...Tu as tout le temps conscience des dangers quand on t'équipe, chaque personne doit prendre en charge tellement d'étapes et de détails avant même qu'on ne t'immerge dans l'eau !".
Cette préparation physique intense a même lieu bien avant le tournage. Bérénice Bejo a pris deux mois de cours de plongée au sein d'un énorme bassin pour s'entraîner à raison de deux séances de quatre heures par semaine. Apnée, port et retrait spontané du masque, contrôle de l'oxygène, tout y est passé pour que le rendu à l'écran soit solide. Un côté "survie" qui me fait penser à la phrase d'accroche du film, signée Charles Darwin : "Les espèces qui survivent ne sont pas les plus fortes mais celles qui s'adaptent le plus aux changements".
Un film de requins qui cite Darwin ? Pourquoi pas. Car Sous la Seine a beau avoir déclenché quantité de réactions drôlatiques sur les réseaux, ce qu'il raconte n'a rien de bêbête. Je ne m'y attendais pas, mais la scène qui m'a le plus saisie n'a rien à voir avec une attaque de requin : il s'agit de l'ouverture du film, qui nous présente, au plus près des flots, un océan recouvert... de plastique. Une vision d'horreur hélas terriblement réelle. Je n'ai jamais vu ça dans un film de squales, même les plus réalistes, comme le traumatisant Open Water. Ces montagnes de déchets restent constamment hors-champ, alors qu'elles existent, et sont menaçantes - elles !
Le grand méchant de ce film, ce n'est pas le requin (une espèce rarement montrée d'ailleurs : le requin-makko, loin du sempiternel grand requin blanc) mais davantage, le regard qu'on lui prête, et l'environnement qu'on lui impose. De cet océan de plastique aux personnages de militantes écolos mis en scène, Xavier Gens insiste sur ce discours. Logique quand on sait que sur quatre cents espèces de requins, seule une vingtaine serait réellement dangereuse pour nous, les hommes.
"S'il y a un monstre dans ce film, c'est nous, ce qu'on fait à notre monde, notre planète", m'explique d'ailleurs Bérénice Bejo alors que les flots de la Seine s'agitent derrière son dos. "Ce plan d'ouverture sur l'océan de plastique est encore loin de la réalité, qui est pire : car le plastique n'est pas qu'à la surface, il est aussi dans les profondeurs !... Et le requin, c'est clair, est une espèce en voie de disparition, capitale pour nos écosystèmes, et il faut essayer de la sauver. J'espère que ce film incitera les gens à voir des documentaires ou à écouter un podcast que j'adore - Mécaniques du vivant - même s'il ne s'agit que de trois ou quatre personnes !"
Loin du cheveu sur la soupe (ou sur la Seine) cette vibe écolo donne même lieu à des répliques tranchantes. Comme cet échange qui me semble fort à propos : "Qu'est-ce qu'un requin irait faire à Paris ?" "Pour le beluga, vous ne vous êtes pas posés la question, si ?". Une référence incisive à ce pauvre béluga retrouvé en 2022 dans la Seine, du côté de l'écluse de Saint-Pierre-La-Garenne, et qui n'a pas pu être sauvé. C'est sûr que certains avaleront leur popcorn de travers. Après Vermines, autre film de genre frenchie très malin de ce côté-là, Sous la Seine rappelle à l'unisson qu'on ne peut plus diaboliser bêtement les "bêbêtes" sous prétexte de divertissement. De vous à moi, ce n'est pas trop tôt ! Bravo.