Je dois l'avouer, je ne suis jamais tombé amoureux d'un show de téléréalité. Si l'on excepte, avec un brin de plaisir coupable en supplément, des programmes comme Cauchemar en cuisine ou Patron incognito. Surtout, j'ai mis beaucoup (trop ?) de temps à comprendre l'intérêt qu'ils pouvaient représenter quand on est journaliste. Oui oui, sans forcément faire l'objet de billets d'humeur "second degré" ou de tacles faciles.
Et si vous aussi vous pensez encore, 23 ans après la diffusion du tout premier épisode de Loft Story sur M6, qu'il n'y a rien à retenir de la téléréalité, si ce n'est le nombre d'heures perdues devant, lors de longues après midi passées à binge watcher NRJ 12 et W9, un livre est fait pour vous : Vivre pour les caméras.
C'est une enquête dense, vertigineuse et hyper incarnée de la journaliste Constance Vilanova, qui vient de paraître chez JC Lattès, et dont le sous-titre est beaucoup plus parlant : "Ce que la téléréalité a fait de nous".
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Hyper incarnée, oui, car ce récit écrit à la première personne est avant tout l'histoire d'une adolescente férue de télé (Constance Vilanova, donc) qui va grandir avec Bachelor, le gentleman célibataire (nostalgie), Secret Story, puis Les Anges et Les Marseillais, avant de prendre un peu/beaucoup de recul sur ces émissions aussi addictives que des feuilletons dont l'on adore retrouver les héros (et surtout, les héroïnes). Mais qu'est-ce que ça fait au juste d'être quasiment élevée par tous ces programmes ? Et qu'en retenir au bout de 20 ans ?
C'est une question loin d'être anodine que se posent forcément des milliers de téléspectateurs - peut être vous ? Et à laquelle l'enquêtrice répond avec une réflexion passionnante.
Et si en plus de ne rien comprendre à la téléréalité, on était super sexiste ? C'est la première réflexion qui me vient à l'esprit quand j'achève la lecture de cette plongée dans le monde de ce qu'on a qualifié de "trash tv", pour "télé poubelle". Il suffit de voir les saillies bien méprisantes réservées à Loana et Nabilla hier, comme à Maeva Ghennam et Carla Moreau de nos jours. Qualifiées de bimbos, insultées, constamment décrédibilisées. Et pas forcément moins par les meufs que par les mecs : leur superficialité apparente a le don d'agacer viscéralement.
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"La contradiction apparente entre mon engagement féministe et la consommation de ces programmes a été le point de départ de ce livre", avoue clairement Constance Vilanova. Qui incite à regarder plus loin : "Les boîtes de production ont-elles manipulé ces jeunes femmes pour en faire des marionnettes ultra-sexualisées ? Mais n'est-ce pas condescendant de présumer que les candidates sont passives ? Ne reprennent-elles pas plutôt le pouvoir sur le patriarcat en caricaturant ce que les hommes attendent d'elles... pour en faire un business ?"
Et la grande force de ce livre, c'est justement ce "elles" : parler d'un système, oui, mais surtout des personnalités qui participent à le façonner. Et s'en sortent plus (et moins) bien. Sans jamais reléguer leur vécu au second plan. La journaliste a donc recueilli les témoignages d'ex-candidates comme Luna Skye, que le public des Princes de l'amour 8 et des Marseillais connaissent bien. On la lit : "Quand j'ai passé mon premier casting, j'étais à fleur de peau. J'avais les larmes. Je venais de faire une fausse couche. Les médecins m'ont dit que c'était lié aux violences que j'avais vécues avec mon conjoint de l'époque. Juste après le casting, j'ai fait une tentative de suicide".
Et cette trajectoire dramatique, elle semble indissociable des stars de téléréalité. J'avais tort de ne voir que futilité là où, derrière l'écran, il y a du tragique bien réel : je le comprends quand Constance Vilanova revient sur la vie dramatique de Loana, des violences commises par son père, gamine ("Mon père était violent. Il pouvait me tirer les cheveux, me gifler, me taper la tête contre la table") à son actualité tout aussi déchirante aujourd'hui. La journaliste la compare à Marilyn Monroe, "autre femme-enfant victime toute sa vie de sexisme".
Et s'il y avait de la place pour l'empathie derrière l'entertainement et le cynisme ?
Bien sûr, ce vécu peut vite virer au "pathos" dans lesdites émissions. Lesquelles, décrypte Constance Vilanova, ont tendance à "exploiter les traumatismes". Leur autre fâcheuse manie ? Banaliser à l'excès attitudes toxiques, idées rétrogrades sur le couple et l'amour, voire même... culture du viol. La culture du viol, c'est le fait de minorer, et d'euphémiser constamment, le harcèlement sexuel, les violences sexuelles, l'enjeu du consentement. De tolérer une impunité à l'encontre d'actes, d'attitudes et de propos qui viennent banaliser ces violences.
Et si c'était cette banalisation, voire cette acceptation, que la téléréalité souhaitait susciter en nous, quitte à envoyer valdinguer les avancées du mouvement #MeToo ? Je me le demande sérieusement face au poids des exemples qui abondent dans cette enquête : les accusations dont font l'objet Julien Bert et Illan Castronovo (que Constance Vilanova a pu interviewer dans ce livre !), la "réponse" aux abonnés absents des boîtes de production face à ces affaires, mais aussi les schémas-même de ces programmes, "puisqu'il existe des myriades d'exemples de candidates qui se sont vu reprocher par le groupe de ne pas 'passer à la casserole' avec leur amoureux du moment, comme Laura face à Nikola dans Les Marseillais vs Le reste du monde", relate l'autrice.
Et ce passage au crible de motifs bien "cringe" qui font système dans la téléréalité, la journaliste le rend d'autant plus parlant qu'une fois encore, elle l'associe toujours à son propre vécu de spectatrice. Comme lorsqu'elle évoque sans filtre sa propension, encore lycéenne, à "bitcher" en mode Mean Girls sur le dos d'autres filles : "A l'époque, avec ma bande, je dénigre cette lycéenne qui a pratiqué une fellation dans les toilettes pendant une soirée, je note le physique des autres, j'approuve même si l'une d'entre elles est 'bonne ou non'. J'humilie les femmes pour plaire aux hommes, j'intègre la misogynie tout en essentialisant les femmes : toutes des chieuses".
En fait, ce comportement n'émane pas de nulle part, car l'idée bien contre-productive de rivalité féminine, qui ne profite en définitive qu'à un camp - celui des hommes - est l'un des ingrédients majeurs des émissions chères à la narratrice. Et alors même que les comédies romantiques n'exploitent plus ce filon qui semble hyper vieillot, la téléréalité s'en abreuve encore largement, comme une cour de récré où le harcèlement perdure. Twist, même si l'on consomme ces émissions "en sachant que c'est nul", on intériorise leurs valeurs réacs.
Chercher à comprendre ce que tous ces programmes abondants en Chtis, en villas et en idylles amoureuses ont "fait de nous", de notre rapport aux médias et aux relations, c'est ce que nous invite à faire Constance Vilanova dans ce récit qui mélange introspection impitoyable et enquête aux nombreux témoignages. C'est un livre rare car il rappelle que la téléréalité, ce n'est pas que de la télé : mais un sujet de société qui nous concerne tous. Une lecture à ne surtout pas zapper.
"Vivre pour les caméras : ce que la téléréalité a fait de nous", par Constance Vilanova, Editions JC Lattès, 250 p.