C'est à la fois le film plus le plus attendu, et le plus redouté de l'année. Trônant parmi les cinéastes américains les plus réputés de l'histoire du cinéma contemporain, Francis Ford Coppola, grand nom du Nouvel Hollywood, semble s'être approprié plus que de raison le fameux adage : Diviser pour mieux régner. Car oui, avec son dernier long Megalopolis, projet d'une vie puisqu'il y pense depuis les années 70, le réalisateur mythique du Parrain et de Apocalypse Now clive plus que jamais.
Après un passage catastrophique au Festival de Cannes 2024, où l'oeuvre a suscité punchlines assassines et critiques acerbes nimbées de fiel, ce projet colossal débarque enfin dans nos salles, ce 25 septembre. Je suis allé vivre pour vous cette "ultime expérience", comme aurait pu l'écrire Stanley Kubrick...
Naturellement, pensais-je, qui dit huées à Cannes ne dit pas forcément ratage. Dans ce cas-là, une blindée de chefs-d'oeuvre n'auraient pas droit à leur légitimité culturelle. Se faire insulter à Cannes est, pour un cinéaste, carrément gage de qualité. La preuve, Quentin Tarantino a suscité sifflets et scandale ! en récoltant la Palme d'or pour Pulp Fiction, l'un des films les plus influents du cinéma américain des années 90.
Seulement voilà, c'est un peu spécial dans le cas de Coppola. Honnêtement, je m'attendais à une certaine bienveillance critique, en raison du temps inouï de concertation qu'a exigé ce film, et l'éventualité de voir en salles non seulement le projet d'une carrière, mais également le dernier film du maestro... Aussi, voir Megalopolis s'imposer à l'inverse en plus grande catastrophe unanime de la compétition cannoise avait de quoi me laisser dubitatif. Euphémisme.
Et au visionnage, 140 minutes après les premières images de ce film fou, je comprends volontiers ces orages véhéments. Mais aussi l'enthousiasme débordant de certaines voix dissidentes. Je m'explique.
Megalopolis, c'est quoi ? Pour faire très très simple, c'est une uchronie réunissant Adam Driver, Shia Laboeuf, Talia Shire, Jason Schwartzman, Aubrey Plaza, Laurence Fishburne, et Dustin Hoffman, imaginant un monde alternatif où les Etats-Unis représentent ni plus ni moins que le nouvel Empire romain. Figures de pouvoir au bord de la folie (Driver s'appelle César !), décadence à tous les étages, beuveries, orgies, phrases en latins, citations de Tite-Live : rien ne manque. C'est Caligula, mais par Coppola !
Dans ce film, Adam Driver met tout en oeuvre pour concrétiser son rêve d'une ville parfaite : la Megalopolis du titre. Architecte de génie et démiurge controversé, il peut aussi... Contrôler le temps. Sur sa route se profilent de nombreux obstacles. Film de SF à sa manière, Megalopolis ne parle que de cela : le temps. Qui passe, qui détruit, que l'on aimerait stopper. C'est pour Coppola une façon de coucher sur l'image sa vie, ses craintes et ses espoirs.
Il sera question de deuil, de mélancolie, de dérision également face à ce flux qu'on ne peut pas contrôler, d'optimisme quant aux générations qui succèdent aux figures paternelles. Cet aspect-là est le plus réussi du film, puisqu'il témoigne d'une sincérité confondante. C'est la réflexion d'un cinéaste de 85 ans.
Mais entre deux visions grandioses, Megalopolis se joue de tous les excès. Sexe, vulgarité, écriture à gros traits. Emblème pour le pire de ces écueils, le personnage interprété par Aubrey Plaza, une tante manipulatrice très sexualisée, qui correspond clairement aux stéréotypes féminins les plus éculés pour ne pas dire sexistes : femme fatale à la caractérisation hyper réductrice, elle se joue de son corps pour croquer les hommes, et chaque plan la mettent en scène semble émerger d'un mauvais film de fesses des années 70.
En contrechamp, Shia Labeouf, dont l'écriture n'est pas plus aboutie pourtant (un fils renié en quête de pouvoir), assume plus que jamais une performance excessive, tendance Joker. En espèce de politicien rockstar travesti, sur-maquillé, il cabotine comme jamais pour notre plus grand plaisir. Extravagant à souhait, au point d'en devenir surréaliste, il représente ce qu'est ce film : un condensé épuisant de chaos.
C'est le plus pertinent des mots, le chaos. Aux très nombreuses références littéraires du film, conférant à l'oeuvre une portée réflexive au choix captivante, ou indigeste, rétorquant des fulgurances esthétiques, et aux plans paraissant sortir tout droit d'un rêve, se succèdent des instants de mauvais goût décomplexé.
Au fil de ses continuelles expérimentations cinématographiques. Megalopolis entremêle tragédie antique (aux accents parfois plus contemporains : shakespeariens !), satire hyper grotesque et triviale, mais aussi réflexion philosophique affolante. Rien que ça ? C'est déjà beaucoup. On pourrait même dire que c'est trop. Le film ne ménage pas son public, quitte à le laisser sur le bas-côté. On s'éprend d'une vision méditative indéniablement belle - tous les plans panoramiques sur la cité - avant qu'une séquence scabreuse ou qu'un comédien trop cabotin nous dirige vers d'autres tonalités. Je crois que ce film est un tour de grande roue émotionnelle qui fait le choix d'être dix films à la fois.
Désormais, Mégalopolis semble être destiné à une trajectoire tout aussi chaotique. A l'image des scandales venus émailler son odyssée. Des accusations accablantes à l'encontre de Coppola, suspecté de "comportement inapproprié" sur le tournage (on l'accuse d'avoir embrassé sans leur consentement des figurantes) à la bande-annonce du film, recyclant des avis négatifs adressés dans le passé aux chefs-d'oeuvre du cinéaste... Avis qui se sont avérés inventés de toutes pièces par une intelligence artificielle.
Sans oublier les propos du cinéaste, se réjouissant à Rolling Stone de ne pas avoir fait "une énième production hollywoodienne woke", comprendre, "politiquement correcte", en dirigeant des acteurs "cancelled", c'est à dire "annulés" : comme Shia Labeouf, accusé de violences physiques et sexuelles sur son ex compagne, la chanteuse FKA Twigs, ou bien Jon Voight, vétéran aux positions politiques actuelles pro-Trump.
Mais cette "provoc" ne devrait pas jouer en sa faveur... "Un film bâclé et indulgent", "un échec spectaculaire", "un beau gâchis", taclaient en mai dernier les journalistes cannois. Je n'emprunterai pas cette voie-là. Entre génie incompris, méditation poétique aux improbables virages grotesques et folle plaisanterie désuète par bien des aspects, Megalopolis s'avère bien complexe à décrire que cela. Pour le comprendre, un seul choix reste à votre disposition : aller le voir en salles !