Pas besoin de Dolorean pour voyager dans le temps, il suffit juste, comme moi, d'avoir mille métros de retard au bas mot. Ce qui est très souvent mon cas du côté des séries : je ne me remercierais jamais assez mes années d'études pour m'avoir laissé le temps de dégommer The Wire, Breaking Bad, Lost (deux fois !)... Depuis l'âge de maturité (la crise de la trentaine), je peine à rattraper les séries trop éloignées sur la courbe.
Heureusement, Netflix existe. Et propose bien des bonds dans le passé : Gilmore Girls, Monk, Friends, Grey's Anatomy... Et au rayon des séries médicales justement, la meilleure de toutes en étroite compétition avec Urgences : Dr House, évidemment. A l'occasion des vingt ans de la série de David Shore, la plateforme de streaming s'est enfin décidée à mettre en ligne les 8 (!) saisons du show. Avis aux nostalgiques.
L'occasion pour moi d'entreprendre des séances de rattrapage extrêmes : je suis parvenu tant bien que mal à binge watcher l'intégralité des mésaventures tragicomiques du plus cynique des médecins, le Sherlock Holmes du vingt-et-unième siècle, expert en diagnostics et en blagues (très) douteuses. Ce qui nous donne 177 épisodes et quasiment autant d'heures de visionnage. Oui, c'est du sport à ce stade. Verdict ?
Ce fut à la fois extraordinaire... Et hyper éprouvant. J'explique.
Si vous avez comme moi su esquiver les nuits entières de diffusions et rediffs de cet incontournable sur TF1 il y a des années, petit récap' : Dr House, c'est un brillant médecin qui peut deviner le moindre symptôme, déployer 25 déductions à la minute et diagnostiquer le pourquoi d'une souffrance même à deux secondes du trépas d'un patient - enfin, généralement, ça lui prend quarante minutes, ce qui est pratique.
Sauf que son intelligence redoutable dont il est (trop) conscient masque mal ses mauvais côtés : son humour noir extrêmement peu "politiquement correct" (un défouloir, pour soulager la douleur physique qui l'oblige à se balader en canne), sa misanthropie coriace, son arrogance clairement pathologique. En fait, Dr House est un médecin malade : malade de cette vision désabusée, de cette douleur qu'il s'impose à lui-même.
Et c'est ça qui m'a captivé. Oui, Gregory House est un anti héros, sarcastique, mal luné, imbuvable. Mais il est surtout pathétique dans ses excès. On comprend rapidement qu'il joue un rôle. Et que le vrai sujet, malgré la galerie de persos alentours (tous très bons, notamment le Dr Foreman), c'est sa volonté de ne jamais accepter le bonheur. Et malheureusement, on peut très facilement se reconnaître en lui.
Dans ce rôle, Hugh Laurie redouble de charisme. Air de Droopy, gueule de marginal mal rasé, répartie-sniper... A la fois charismatique et tristement humain, House est une infinité de paradoxes. Au fil des saisons, surtout les cinq premières (un sans faute en terme de qualité, honnêtement) je m'éprends passionnément de ses maladresses affolantes (pas facile de comprendre l'autre quand, comme lui, on refuse l'empathie), mais aussi de sa densité : car si House est parfois dans le faux en termes de relations humaines, il lui arrive souvent d'avoir tout bon, sur un diagno', mais aussi sur l'attitude d'un parfait inconnu. Surtout quand on lui ment !
Et c'est jubilatoire à voir.
Bon mais alors, tout est magistral ? Oh non. Je l'avoue, finir le show fut aussi compliqué que de trouver des gens de gauche sur un plateau de CNews. Les trois dernières saisons ressemblent à un mix entre une sitcom des années 80 genre Sauvés par le gong et un vieux soap opera qui viendrait t'achever un dimanche aprèm sur M6. C'est interminable, totalement incongru en termes de pitchs, de plus en plus tiré par les cheveux, les persos principaux fuguent peu à peu alors que les nouveaux venus redoublent de transparence...
Et surtout - la saison 7 m'a achevé de ce côté-là - Gregory House n'est plus que la parodie de lui-même. Son cynisme vertigineux a laissé la place à un humour d'énorme beauf à la Patrick Sébastien. On a plus l'impression de se retrouver devant un best of de Jean-Marie Bigard que face à une icône des séries télé. Et la dramaturgie aussi est partie en vacances : dans un épisode, House... fait du karting. Sérieusement ? C'est ça, l'enjeu ?
Dans le jargon des séries télé, on appelle ca "jump the shark" : "sauter le requin". Une expression employée à l'origine pour décrire une séquence absurde de la série télévisée Happy Days. Bon, c'est un peu un souci quand ces sauts au-dessus des squales concernent trois saisons d'une vingtaine d'épisodes chacune. Au. Secours.
Heureusement, les ultimes épisodes s'exercent tant bien que mal à offrir à ce perso magnifique une pas trop catastrophique issue de secours.
Je l'avoue, plus on tutoie la fin de cet hospital drama, plus on se remémore ces figures secondaires qu'on aimait tant, de Foreman, perso afro-américain que les scénaristes n'essaient jamais de nous rendre sympathique (une complexité rare dans un show aussi mainstream) à Kutner, interne qui restera la seule énigme non résolue par House, en passant par "Numéro 13" (fabuleuse Olivia Wilde), qui n'est autre que l'un des rares persos féminins bisexuels à avoir à ce point su marquer le public américain.
Et puis, pour une série qui consiste avant tout en des guerres d'egos, des opérations de la dernière chance et des transfusions sanguines, je constate que Dr House traite une infinité de sujets. Je n'imaginais pas le show me balader à ce point. J'ai découvert une création qui tout en privilégiant l'efficacité et la tension va me parler de religion, d'avortement, de puritanisme, d'homophobie, d'hypocrisies sociales, j'en passe.
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Rien que pour ça, faire le deuil du Dr est d'une rare difficulté : c'est comme quitter un ami. Relou, flippant, mais attachant. Mais c'est aussi rassurant de voir une série aux vingt ans d'âge vieillir aussi bien, et même, gagner en richesse : notamment par sa vision très critique de la masculinité toxique, dont House est l'incarnation en quelque sorte. Bref, si vous avez loupé le train, n'hésitez pas à monter en marche : le voyage en vaut la peine.