Comment s'assurer d'offrir à un acteur d'exception un bon rôle ? Rien de plus simple : il faut lui en offrir trois ! C'est précisément ce qu'a décidé de faire le cinéaste grec Yorgos Lanthimos, sacré de Venise aux Oscars pour son déjanté Pauvres créatures. J'étais d'avance très curieux de découvrir son tout nouveau film, Kinds of kindness, ovni de trois heures (oui) à découvrir en salles dès à présent (parfait pour la fête du ciné). Or, dans ce long métrage, le réalisateur provocateur, non content de diriger de nouveau sa chère Emma Stone (c'est leur troisième collaboration en cinq ans) a décidé de mettre à l'honneur un comédien que j'admire : Jesse Plemons.
Jesse Plemons est un "second couteau" comme on le dit dans l'industrie, un éternel second rôle qui parvient à voler la vedette aux plus grandes stars hollywoodiennes à chacune de ses apparitions. Impossible de le dissocier à mes yeux de Breaking Bad, où il joue un sadique absolu (une révélation phénoménale) ou du tout récent Civil War, où son apparition (désirée par son épouse, Kirsten Dunst) fut aussi brève que remarquée. Or, à ma grande joie, Plemons a enfin droit à la tête d'affiche avec Kinds of Kindness et puisqu'il s'agit d'un film à sketches, articulé autour de trois moyens métrages, le comédien y incarne trois rôles différents.
D'où mon petit commentaire d'introduction. C'est un défi pour un acteur, et une vraie performance ! Tant et si bien que cette composition a valu à Plemons... Un Prix d'interprétation masculine au prestigieux festival de Cannes. Mérité à mes yeux, me suis-je dit en sortant de la salle après trois heures d'humour noir dévastateur. Car l'acteur, enfin perçu à sa juste valeur, est égal au film qu'il traverse : trouble, inquiétant, dérangeant...
Si comme moi vous avez eu la chance d'explorer la filmo de Yorgos Lanthimos, de Canine (un choc au Festival de Cannes à l'époque) à Pauvres créatures, sorte de revisite irrévérencieuse du mythe de Frankenstein à la sauce Candide épicée de séquences trash et de discours néoféministes, vous savez à quoi vous attendre : des séquences provocatrices, de l'humour noir, des chocs graphiques, du s*xe, du malaise par ribambelles.
O joie : c'est ce que j'ai observé dans ce nouveau long-métrage de trois heures, constitué de trois petits films relatant chacun une histoire amorale, violente et malsaine. Relation sadomaso radicale, thriller ultra parano à base de doubles venus nous remplacer (ou pas ?) et secte hyper chelou (doux pléonasme) composent, pour faire simple, les intrigues diverses de ce patchwork d'intrigues satiriques et sardoniques. Et au coeur de tout cela j'ai apprécié de constater le plaisir éprouvé par Jesse Plemons. Il s'amuse comme un petit fou.
En s'appropriant le format du film à sketches, très banalisé dans le genre horrifique (on pense à Creepshow ou Trick or treat), Lanthimos condense à mon sens au maximum son art et sa vision désabusée du monde : on se prend en pleine face une quantité inouïe de cynisme, de cruauté, de méchanceté. Et de l'autre côté, cet exercice est du pain béni pour un acteur, dès lors forcé de multiplier les masques et les costumes, passant d'un perso à l'autre, multipliant les tonalités contradictoires, les particularités psychologiques, les humeurs.
J'ai adoré la façon dont Plemons, qui est un peu l'antithèse absolue de Emma Stone - car il est anti expressif au possible là où le visage de Stone est tout l'inverse - glisse avec aisance du solitaire au psychopathe, de l'anonyme en pleine crise existentielle au creepy total, du mutique totalement vide d'esprit à un anti héros malade à la complexité tenant de la psychiatrie pure et dure. Et d'un registre à l'autre, il m'a désarçonné, m'a effrayé, m'a fait rire, m'a quasiment ému, m'a effrayé de nouveau... Un vrai tour de grande roue !
Et un Prix d'interprétation masculine à Cannes tout à fait mérité, je vous le confirme. Alors faites-moi confiance et n'hésitez pas à explorer le monde cinglé et macabre de Yorgos Lanthimos, qui dirige comme personne ses comédiens - sa muse, Emma Stone, excelle à l'unisson dans une sensibilité tout aussi tragicomique. Kinds of Kindness comme Pauvres Créatures sera détesté ou adoré... Mais ne laissera personne indifférent.