Présent au Festival du film de Venise au mois de septembre, le réalisateur Todd Phillips assurait à la presse que Joker "n'est pas un film politique". Autrement dit, tout ce qui est dépeint à l'écran n'est pas un cri d'alarme sur notre société actuelle - l'histoire se déroule d'ailleurs au milieu des années 80, et il est donc idiot de le considérer comme dangereux puisqu'il n'a pas vocation à donner le coup d'envoi d'une quelconque révolte.
Pourtant, même si la dernière réplique du Joker dans ce film "Je pensais à une blague, mais vous ne la comprendriez pas" nous rappelle effectivement que tout ce que l'on vient de voir n'est pas à prendre au pied de la lettre et qu'il n'y a aucune certitude entourant la véracité de l'aventure vécue par Arthur Fleck à l'écran - ce qui est donc censé minimiser l'impact des images, celles-ci ont réellement été vues par le public. Aussi, le récit d'Arthur, qu'il soit vrai ou totalement manipulé, a eu le temps de résonner dans le coeur des spectateurs.
Dans son film, Todd Phillips met en scène la fracture sociale qui frappe Gotham entre les plus riches et le peuple. On a d'un côté ceux qui nagent dans le luxe, se croient tout permis et prennent de haut les autres en les considérant comme des clowns et en affirmant qu'ils ne pourront rien faire sans eux, et les plus pauvres qui se contentent des restes et s'obligent à sourire en se sachant pourtant ignorés, comme c'est le cas avec les suppressions à répétition de budgets qui touchent les secteurs les plus importants d'une société (santé, propreté, emploi...).
Une histoire qui prend place dans les années 80, mais qui résonne fortement avec l'actualité. En France on a vu les Gilets Jaunes manifester pour leur pouvoir d'achat, lassés de payer à la place des plus riches, au Chili le pays se soulève pour lutter contre l'ultralibéralisme et la privatisation à tout-va qui a creusé les inégalités, au Royaume-Uni nos voisins anglophones se divisent sur le Brexit et les mensonges de la classe politique, à Hong Kong le peuple manifeste pour ne pas voir la Chine entraver sa liberté et au Liban un soulèvement populaire est en place pour lutter contre la corruption des puissants et la hausse des taxes.
Tout ce que l'on peut voir en filigrane dans Joker est donc perceptible dans le monde entier avec cette lutte entre les plus riches et les plus pauvres. Or, ce que l'on suit également dans le film porté par Joaquin Phoenix, c'est une rébellion "positive" de Gotham - qu'elle soit encore une fois racontée de façon sincère ou manipulée par le vilain, à l'encontre des puissants. Sous l'impulsion des actes du Joker - qui sont pourtant mortels (!), on aperçoit le peuple faire entendre sa voix afin de faire bouger les choses. Et si cela passe par une violence extrême (les parents de Bruce Wayne sont abattus à cause de leur statut social) et un véritable chaos romantisé par le point du vue d'Arthur, cette fronde semble avoir inspiré les manifestants d'aujourd'hui.
Aux quatre coins du monde, nombreux sont ceux à désormais porter le maquillage du Joker en signe du symbole de leur rébellion. Comme le rappelle le collectif Désobéissance Ecolo Paris sur Facebook (repéré par Check News) : "Le film Joker, par-delà certains défauts, donne une image assez fidèle de nos sociétés, où s'accroissent les inégalités et les tensions entre riches et pauvres, dans un contexte de grisaille urbaine généralisée. Il serait absurde, dès lors, de distinguer "écologie" et "justice sociale". L'ennemi est commun. Ce sont les mêmes riches qui exploitent les vies humaines et les ressources naturelles, jusqu'à les détruire : c'est pourquoi il n'y a d'écologie que populaire."
Oui, si Todd Phillips n'en démord pas et continue d'affirmer que Joker "n'est pas un film politique", le public n'est pas du même avis et l'utilise aujourd'hui (de façon modérée, Check News assure que le Joker n'est pas encore multi-représenté) pour se rassembler à travers la planète. Ce maquillage identique renvoie ainsi le message aux différentes classes politiques et aux puissants que le monde est prêt à ne faire qu'un contre eux.
Un tour de force ironique qui n'est pas réellement une surprise - les oeuvres V pour Vendetta (créée par Alan Moore, également à l'origine du comic The Killing Joke qui a inspiré... le film Joker) ou encore La Casa de Papel sont elles aussi régulièrement détournées, mais qui interroge. Pourquoi choisir de célébrer le personnage du Joker dans de telles manifestations ?
Interrogée par Check News, Mathilde Larrère, historienne des révolutions, y voit simplement un clin d'oeil à la pop-culture, sans réelles arrière-pensées : "Comme les révolutions sont faites par les classes populaires, elles utilisent des éléments de leur culture. Ce sont des mouvements plus ou moins nouveaux, qui ne sont pas encadrés par un mouvement politique ancien, et qui développent donc leur propre culture interne. Sous la Révolution française, c'était la même chose avec les chansons populaires qu'on chantait le soir." D'ailleurs, à Hong Kong, les masques/maquillages servent principalement à protéger une identité plutôt qu'à déclarer quelque chose.
Néanmoins, là où il apparaît logique de voir ces différents peuples se connecter aux citoyens de Gotham au regard de leurs situations (sans pour autant cautionner leurs violences dans le film), les voir célébrer l'ennemi de Batman est également dérangeant. Après tout, le Joker est un meurtrier, un assassin de masse. Et sans parler de ses actes dans les comics ou autres films, rien de ce qu'il fait dans celui de Todd Phillips n'est justifiable. Certes il ne s'agit que d'un symbole, mais prendre en héros un homme coupable de meurtres d'innocents risque de faire perdre tout le sens du message.