Depuis le 17 novembre dernier, Denali est la sensation théâtrale du moment, à découvrir au Théâtre Marigny, situé dans le huitième arrondissement de Paris - après un passage remarqué au Festival d'Avignon. Que le petit monde des planches vous soit ou non familier, préparez-vous à être captivé par cette pièce de théâtre qui puise ouvertement dans les codes des "true crime" de Netflix - ces shows type Mindhunter et autres docus sur les tueurs en série.
Au programme ? L'histoire nous relate la morbide "affaire Cynthia Hoffman", une jeune femme retrouvée bâillonnée dans un coin perdu d'Alaska, une balle dans la tête. Très vite, deux autres ados, Denali Brehmer et Kayden McIntosh, se retrouvent suspectés et sont interrogés par la police.
Un concept classique en apparence qui prend une tout autre ampleur une fois sur scène. Durant deux heures, on oscille entre la salle d'interrogatoire aux côtés de deux détectives déterminés et des flashbacks imaginés pour reconstituer en mode pièces de puzzle la vie de Denali, 18 ans, une jeune fille loin d'être aussi candide qu'on pourrait le croire.
Mais là où l'intrigue nous renvoie aux meilleurs épisodes de Hondelatte raconte (plus le récit progresse, plus il devient déprimant de noirceur), c'est bien la performance d'un jeune casting épatant d'intensité et les trésors de mise en scène déployés sous nos yeux qui font toute la différence. Et l'effet d'une petite claque !
Si Denali se définit comme un thriller policier, utilisant à merveille tous les ingrédients habituels du genre (détectives, enquêtes, twists, psychologie retorse, crimes morbides, apparences trompeuses...), la réalité cache quelque chose de plus fort. Ici, le jeune metteur en scène, Nicolas Le Bricquir, s'amuse à en détourner les codes. Chaque chapitre de la pièce est ponctué d'un générique d'ouverture, projeté sur un écran, imitant les génériques des séries Netflix, barre de chargement à l'appui. Lui succède un "Si vous avez loupé l'épisode précédent", où les acteurs rejouent, pour de vrai, sur scène, des bribes d'actes qu'ils ont précédemment interprétés...
Réjouissante et savoureuse, l'idée témoigne d'une modernité tous azimuts. Les écrans, les projections, la division de la scène (en mode split-screen : sur la même scène, séparée en deux, se jouent deux séquences opposées dans le temps) sont autant d'artifices convoqués par Nicolas Le Bricquir pour donner à sa pièce des allures d'oeuvre quasi cinématographique. C'est impressionnant, et cela ne gâche en rien l'implication émotionnelle.
A cet effet, il est impossible de ne pas évoquer la Denali du titre. Interprétée par l'épatante comédienne Lucie Brunet, c'est une adolescente paumée, mère de famille à 17 ans, rêvant d'un ailleurs de conte de fées, et d'avoir la vie de rêve de Billie Eilish... loin, très loin des environs glaciaux de l'Alaska. Entre deux Snaps et post Insta, l'héroïne plonge peu à peu dans une tragédie insondable qui l'emporte vers un avenir incertain. Et nous avec.
Sans cynisme, cette pièce de théâtre interroge les espoirs et les ambitions d'une jeunesse désenchantée et hyperconnectée, prête à tout pour fuir le marasme ambiant qu'on lui propose. Des enfants sans parents pour les aider à remonter à la surface.
Tour à tour drôle - notamment lors d'un instant karaoké flamboyant - troublante et bouleversante, Lucie Brunet conquiert le public en teenager tragicomique. Le personnage qu'elle incarne n'est pas si éloigné finalement des grandes figures de femmes meurtries chères aux classiques du théâtre. Mais remaniée façon époque TikTok.
Denali est un spectacle qui parvient clairement à parler aux jeunes générations, aussi bien dans la forme que dans le fond, envoûtant son public par l'ingéniosité des dispositifs qu'il déploie, d'autant plus audacieux qu'ils prennent place sur les planches. Alors, rendez vous au Théâtre Marigny pour goûter aux nuits sans fin de l'Alaska.