"C'est un sacré bébé", comme on dit dans le jargon. Ce mois-ci, le dernier roman de Bret Easton Ellis vient enfin de débarquer en Poche chez nous. Il s'appelle "Les éclats" et pour un petit format, ça fait gros : 900 pages ! De quoi filer la frousse à Stephen King, l'expert des pavés (pas dans la mare, mais dans nos biblis). Et faire reculer des lecteurs que cette densité pourrait angoisser. Mais on le sait tous, ce n'est pas la taille qui compte.
Et j'ai pu clairement en témoigner en dévorant ce récit gargantuesque en un rien de temps. Les 450 dernières pages furent même avalées avec autant de fluidité que... Les Xanax et Valium que les persos du roman bectent comme des Dragibus tout au long de cette fiction envoûtante.
Simple : le romancier américain, également narrateur, relate sa jeunesse dorée parmi les étudiants friqués du Los Angeles des années 80. Gardes robes onéreuses, drogues et alcool à gogo sans surveillance parentale, soirées décadentes rythmées au son des tubes de l'époque constituent ce décorum chaotique mais aussi... une flippe totale et contagieuse, alors qu'un serial killer sème "la zizanie" dans la Cité des Anges.
Voilà pour le topo : dès les premières pages, je découvre non sans perplexité un objet hybride, une (fausse) autobiographie extrêmement mélancolique qui à l'inverse adopte le tempo et la teneur d'un thriller dont le pitch n'aurait pas dépareillé sur Netflix. Tueur en série, effusions gore, parano absolue, et les décors vertigineux de L.A. en fond, l'atmosphère est cinématographique. Et l'expérience... indéfinissable.
Bien sûr, je m'attendais quand même un peu à me faire happer par ce pavé. Pour trois raisons : Bret. Easton. Ellis. Selon moi, le plus grand romancier de la littérature contemporaine. Et le plus sulfureux. Prodige applaudi dès 21 ans pour son premier best seller, Moins que Zéro, comparé à JD Salinger, "BEE" devient l'ennemi à abattre avec son troisième : le fameux American Psycho, plongée dans la tête de Patrick Bateman, golden boy des eighties fan de Genesis, de muscu et... de meurtres en série, qu'il commet.
>> Les concerts, ça me saoule : merci Pierre de Maere de m'avoir fait changer d'avis à 30 ans ! <<
Blindé d'ultraviolence, de cynisme, de sadisme et de sexualité explicite, American Psycho appuie la réputation mondiale de Bret Easton Ellis, accusé (notamment) de misogynie. Amusant lorsque l'on sait que le romancier va laisser l'adaptation ciné de ce livre-choc (où excelle Christian Bale)... à une réalisatrice féministe. Le ton "BEE" est tout entier dans ce trauma : excès, dépression, obscénités, mais aussi, densité romanesque, complexité et narration subversive (qui nous fait passer de descriptions trash à des... Chroniques musicales !).
American Psycho se déroulait à Los Angeles, dans les années 80, et mettait en scène un tueur en série. On retrouve tout ça 40 ans plus tard dans Les éclats donc. D'autant plus que ces 900 pages citent abondamment des tubes musicaux des eighties, dévoilant une playlist qui doit se compter en centaines de sons, là où l'histoire de Patrick Bateman nous renvoyait sans cesse... à Phil Collins. Il y a comme un joli lien de parenté.
Oui mais voilà : même en adulant l'univers de son auteur - des personnages vides en apparence et apathiques, extrêmement froids et désabusés, dans une sphère sociale superficielle qui l'est tout autant - Les éclats m'a retourné. Pourquoi ? Car en explorant jusqu'à plus soif le grand thème caché d'American Psycho (la solitude !), à travers un personnage principal (lui-même) enfermé dans ses névroses et sa peur, mais aussi ses secrets (l'homosexualité qu'il cache tant bien que mal) Bret Easton Ellis vient éveiller en nous une rare émotion.
A savoir ? Une profonde empathie, mêlée d'inquiétude, pour son protagoniste. Pas la chose la plus courante dans ses romans, où étudiants, mannequins et stars hollywoodiennes passent plus de temps à se droguer, se détruire psychologiquement ou s'envoyer en l'air que de se dire "je t'aime". Or, dans Les éclats, "Bret" se met à nu. Quand il aborde frontalement l'impossibilité de son coming out gay par exemple, d'autant plus qu'il implante ce sujet dans une histoire hallucinante aux allures de film d'horreur, ce qui rend la chose plus cauchemardesque encore !
Mais aussi, quand il étend jusqu'à l'absurde son récit - qui honnêtement pourrait faire 300 voire 400 pages en moins - simplement pour nous faire vivre aux côtés de ses personnages, partager leurs sensations, leurs crises, leurs troubles. Si à mes yeux Les éclats tutoie les 1000 pages, c'est parce que c'est la seule façon d'éprouver les émotions que l'on va ressentir durant cette lecture suicidaire dans sa démesure. Hé oui.
Mais cela, je ne l'ai réalisé qu'au bout de 300, 400 pages, comprenant que l'intérêt de l'expérience n'était pas forcément dans le côté spectaculaire de ce qui prend forme sous nos yeux (poursuites, crimes morbides, sexe, substances illicites, traque, course contre la mort) mais dans... le temps que ce livre a exigé de moi, et qu'il exigera naturellement de vous. Il faut un peu, beaucoup, se sacrifier, pour apprécier pleinement Les éclats.
C'est ce qui rend l'aventure si unique. Allez, on fonce en librairie maintenant.