Grande messe de l'humour absurde, l'émission Zen squatte au fil des épisodes de sa seconde saison le Top des tendances YouTube (pas mal pour un programme diffusé sur Twitch), épisodes auréolés de prestigieux invités : Léna Situations, Mister V, le rappeur Bigflo, Seb... Un succès qui dépasse même les plateformes : ce lundi 26 juin, ce simili late show à l'américaine s'invite carrément au Zénith ! Avec comme invité de marque pour ce tout premier live en public, le vidéaste et streamer Squeezie.
Pour expliquer le phénomène, Léa Salamé a interviewé ses présentateurs, Maxime Biaggi et Grimkujow, dans sa matinale sur France Inter ce jeudi 22 juin. Difficile de ne pas penser à l'accueil réservé aux vidéastes et streameurs dans les médias mainstream : des séquences qui suscitent perplexité ou bad buzz, de par la nature orientée des questions posées. Professions tournées en dérision, enjeux financiers toujours remis sur le devant de la scène, incompréhension face à ce que les métiers du web représentent...
Mais est-ce que l'interview de Léa Salamé ne change pas totalement la donne ?
Réponse spontanée : oui et non.
Clairement, c'est une bienveillance globale à laquelle ont "eu droit" Maxime Biaggi et Grimkujow sur France Inter : questions sur leurs goûts culturels, leurs expériences, leurs sources d'inspiration supposées. Un intérêt vraisemblablement sincère qui fait pencher l'interview de Léa Salamé du côté de celles de sa consoeur Sonia Devillers. Ces deux dernières années, celle-ci a volontiers tendu le micro sur France Inter à de nombreux streamers et vidéastes, comme Mister V, Doigby ou Rivenzi. Léa Salamé, quant à elle, avait déjà invité l'an dernier le très populaire ZeratoR.
Une visibilité accrue qui donne à penser que quelque chose a changé dans le paysage médiatique. Les créateurs de contenus sur le web y sont beaucoup plus visibles, davantage pris en considération, c'est-à-dire : pris au sérieux. Sans que soit niée la qualité de leur travail et l'influence de ce dernier auprès des jeunes générations. Si c'est encore timide du côté de la télé, il semblerait que la radio se mette enfin à la page. Pas trop tôt !
Des échanges qui prennent le contrepied d'une interview tristement culte : celle de Thierry Ardisson en 2017, accueillant dans Salut les terriens le bien connu Squeezie. Et lui décochant : "Vous êtes un génie, car vous vous filmez en train de jouer à des jeux vidéo, et le diffusez, les gens regardent, et comme il y a de la pub, vous gagnez de l'argent. Je dois dire bravo. Est-ce que manger des pizzas, c'est devenu un métier ?".
En 2023, les médias mainstream semblent convoquer cette triste séquence au retentissant bad buzz - le jeune créateur s'y voyait qualifié de "magnifique branleur" - et se dire : plus jamais ça. "Ca" = condescendance, mépris, ignorance décomplexée érigée en fierté face à des nouveaux médias qui interpellent... et dérangent.
Ce dernier point est important pour comprendre pourquoi les créateurs n'ont pas forcément une vision idyllique des médias dits traditionnels. En 2015, la vidéaste Natoo était invitée dans l'émission On n'est pas couché. Et n'a pas vraiment apprécié cet accueil. Elle témoignera : "J'ai juste eu le sentiment d'être face à des gens qui n'y connaissent rien... Comme à un repas de famille où j'explique à ma tante ce que c'est YouTube".
Huit ans plus tard, Zen vit une réception moins chaotique. Mais loin d'être parfaite. Car là où le bât blesse, c'est au grand jeu de l'originalité. Florilège des remarques de Léa Salamé : "Vous pouvez expliquer ce qu'est votre métier ?", "Vous reprenez les codes de la télé, sauf que c'est pas de la télé, pourquoi ?", "Pourquoi les jeunes n'allument plus la télé aujourd'hui ?", "Est-ce que le fait d'avoir moins de moyens que la télé donne l'impression d'une authenticité ?", "Vous regardez encore la télé ?"...
Tout cela, on l'entend depuis des lustres à chaque fois qu'un créateur de contenus sur le web est interviewé. Comme si la singularité des créateurs et créatrices n'était pas au coeur des questions : elle doit forcément être associée à un système global, qui génère, encore et toujours, les mêmes mots clés. Avec, dans le cas précis, une telle insistance sur "la télé" qu'on en oublierait presque que cette interview prend place... à la radio.
Des thématiques récurrentes qui ont forcément fait tilter le journaliste Vincent Manilève, expert des créateurs et créatrices de contenus sur le web, l'espace d'un long thread très détaillé. "Le parallèle avec la télé et une supposée compétition, c'est exactement le sujet abordé par Thierry Ardisson à Squeezie le 11 novembre 2017, et celui-ci répondait comme Maxime Biaggi que les deux pouvaient coexister", observe le décrypteur.
Le journaliste tire de toute cette séquence un bilan plutôt critique : "L'interview n'est pas du tout cata, des progrès sont là et notamment via certaines émissions de Radio France, mais il y a des patterns dans le traitement médiatique des créateurs de contenus, parce qu'ils sont encore peu traités par les médias tradi, et souvent uniquement quand ils font quelque chose en dehors d'internet...".
"On retrouve les mêmes sujets qui reviennent... La compréhension et la pédagogie autour de leur univers va prendre du temps et de la patience pour tout le monde !", conclut le spécialiste. Bref, si on évite largement le jeu de massacre proposé par Thierry Ardisson il y a cinq ans, une crainte se profile, aussi bien pour les créateurs que pour le public qui visionne ou écoute : celle de sérieusement tourner en rond. Quitte à se lasser. Reste donc à savoir si tous les vidéastes et streamers auront cette fameuse patience...
Zen est une émission produite par Webedia, société éditrice de Purebreak.