Francis Ford Coppola, Ken Loach, Ruben Ostlund, les frères Dardenne... Ces metteurs en scène constituent un club encore plus fermé que celui des journalistes de gauche sur CNews : celui des cinéastes qui ont deux Palmes d'Or. Un précieux sésame doublement récolté (deux années de suite, pour Ruben Ostlund !) qui témoigne de l'importance de ces réalisateurs visionnaires dans le paysage cinématographique international. Rien que ça.
Mais il en manque un. Il manque clairement quelqu'un à cette liste. Et pas n'importe qui : Michael Haneke. Un nom à retenir si vous devez répondre lors d'un quizz à l'embêtante question "Citez un cinéaste autrichien". Curieux de comprendre pourquoi ce metteur en scène à l'univers hyper austère, théorique et glacial, mais aussi controversé et scandaleux, suscite à ce point l'adhésion des jurys, j'ai rattrapé TOUTE sa filmo. Rien de plus simple : ses films sont tous dispos gratuitement sur le site d'ARTE. Il suffit de cliquer ici.
Je vous la fais courte : Michael Haneke fut lauréat de la Palme pour deux films : Le ruban blanc, conte macabre en noir et blanc sur deuil de l'enfance, et Amour, chronique conjugale de la vieillesse bien déprimante réunissant deux monstres sacrés du cinéma français. En dehors de cela, on lui connaît deux immenses chocs : Funny Games, son film plus scandaleux, figurant sur le podium des oeuvres les plus traumatisantes du septième art, et La pianiste, atypique portrait de femme, réputé pour avoir offert à Isabelle Huppert son rôle le plus extrême.
Autant d'expériences particulièrement intenses qui sont venues me remuer et, je n'exagère pas, me claquer au visage comme d'impitoyables uppercuts. Car ces séances font gamberger mais avant tout, elles s'avèrent physiques, elles coupent le souffle, elles prennent au corps. Je ne suis pas ressorti indemne du cinéma de Michael Haneke, un art polémique et dense qui vous frappe au bide et vous détruit psychologiquement. Mais par-delà la violence de ses films, c'est leur matière intellectuelle folle qui m'a sidérée.
Je vous explique tout.
Comment vous résumer le cinéma de Michael Haneke après avoir visionné plus de 8 films, autrement dit plus de 700 heures en sa compagnie ? Je vais tenter l'exercice, mais il est périlleux.
ARTE l'envisage ainsi : "Observateur attentif et auteur de films puissants, Michael Haneke filme là où cela fait mal, cherche le vrai, représente avec provocation la violence pour dénoncer l'absurdité de ses représentations". Je vous ai prévenu, faites demi-tour si vous préférez la filmographie de Kev Adams. Tous films de Haneke sont brutaux, parfois l'espace de longs plans séquences insoutenables, abordent la solitude moderne (avant tout urbaine) et la cruauté de l'être humain, la dégénérescence du corps et les pulsions morbides. Mais aussi, notre propre rapport aux images que le cinéaste propose : pourquoi cela nous touche ? Comment l'expliquer ?
Un seul film suffit à poser la question : Funny Games. Deux hommes habillés de blanc séquestrent et torturent une famille bourgeoise sans la moindre raison au sein de leur maison de vacances. La violence qu'ils déploient est absurde, comme l'est en général la violence au cinéma. En la mettant en scène sur un film entier et d'une manière hyper réaliste, Haneke m'incite ainsi à me demander pourquoi les représentations de cette violence sont si banalisées sur grand écran. Et quelles sont mes/nos propres limites, face à ce contenu nauséeux.
En plein milieu du métrage, qui suscitât un énorme scandale en son temps, le cinéaste autrichien bouscule tout : l'un des tortionnaires se met à regarder la caméra... Et fait un clin d'oeil. Il brise le quatrième mur. A un autre instant, la séquence que nous venons de voir sera carrément rembobinée par l'un des personnages. Haneke me le rappelle en quelques secondes : je ne regarde qu'un film, une oeuvre de fiction manipulable à l'envi, purement factice de A à Z. Et pourtant, ce que je regarde me sidère et me bouleverse. Ca, c'est le grand paradoxe intellectuel mais surtout moral qui hante toute la filmo du réalisateur !
Mais je devine votre appréhension : les films de Michael Haneke sont-ils de simples démonstrations de force mettant en images le chaos et la mort ? En partie - c'est le point commun du maestro avec le plus grand cinéaste vivant, monsieur Lars Von Trier (je vous en parle ici). Ce n'est pas tout cependant : ce qui m'a marqué, c'est l'intensité émotionnelle de ses meilleurs films. Pour vous convaincre, j'ai décidé d'en choisir deux.
Loin d'être de simples blocs de séquences qui fichent le bourbon à 3000 % et vous dégoûtent de l'existence comme des rapports humains, les films du cinéaste autrichien savent émouvoir. Oui oui. J'en veux pour preuve, cette fausse love story qu'est La pianiste. C'est l'histoire d'Erika (Isabelle Huppert), prof de piano stricte qui va s'éprendre de l'un de ses apprentis virtuoses (Benoît Magimel). Peu à peu, l'on plonge dans la tête d'Erika, et l'on découvre ses... loisirs. A savoir ? Le masochisme, l'auto-mutilation, le voyeurisme...
Mais Haneke ne se contente pas de dépeindre tout cela avec une crudité inouïe. En nous collant au plus près de ce personnage de femme très (très) atypique, il nous invite à partager son quotidien, cerner sa psychologie, la comprendre, malgré ses zones de trouble, son ambiguïté, sa marginalité dérangeante. Entre son intimité trash, sa relation très compliquée aux autres et sa mère dévoratrice, on finit par éprouver de l'empathie pour elle.
Empathie qui redouble dans le tout premier film de Michael Haneke : Le septième continent. Séance hyper déconseillée durant un confinement, puisque l'on y suit l'isolement progressif et effrayant d'une famille entière. Darons et enfants s'enferment entre quatre murs jusqu'au grand burn out final - qui m'a fait penser à certaines performances d'art contemporain.
C'est une oeuvre bouleversante à mes yeux car, sous couvert de ce postulat concis et efficace (on retrouve même l'absurdité chère au cinéaste), cette chronique aborde la dépression, la santé mentale, la place de la famille au sein de la société moderne, la communication, la solidarité...
Ainsi, alors que tout s'écroule sous nos yeux, on va s'attacher comme jamais à ce lien qui semble malgré tout persister - celui qui unit les membres de cette famille. J'ai été dérouté, bousculé, mais ému, par cette oeuvre qui vient titiller notre faculté d'émotion. Et encore une fois, d'empathie.
Au final, je me dis que si Haneke fait des films aussi frigorifiques - dans le genre, je vous recommande Benny's Video, autre trauma qui préfigure le cataclysme Funny Games - c'est pour nous pousser à mieux comprendre les émotions que l'on ressent devant une fiction de cinéma.
Et personne n'y parvient aussi bien que lui.